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éleveur de veau, avec son cheptel
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actualité

Une peau de veau qui vaut de l’or

C’est une première dans la filière. Mobilisés dans une démarche collective, professionnelle et territoriale, les éleveurs de veaux sous la mère s’engagent à produire des peaux haut de gamme, devenues indispensables aux industriels du luxe. Une montée en gamme qui leur permet aussi d’y trouver un intérêt financier.

Publié le mercredi 2 juillet 2025

Patrice Méry vient de recevoir les premiers retours des industriels du luxe. Éleveur de veaux sous la mère depuis 26 ans à Saint-Mesmin, en Dordogne, il a suivi de près le parcours de cinq peaux issues de son élevage, tracées de la ferme jusqu’au tanneur. Bilan : trois peaux affichent la qualité exigée par les grandes maisons, une présente de légères piqûres et une dernière a été endommagée à l’abattoir. Pour ces peaux haut-de-gamme, il devrait percevoir un peu plus de 100 euros, en plus du prix de la viande déjà vendue.

En 2024, alors que ses peaux étaient déjà d'excellente qualité, il avait touché environ 125 euros. Mais à l’époque, la traçabilité n’était pas encore complètement en place. Des montants encore modestes au regard du prix des sacs Hermès ou Chanel, mais qui signent un tournant pour la filière. Depuis les années 1950, en France, les peaux et viscères des veaux (ou de bovin) sont laissés gracieusement à l’abattoir, qui les revend directement aux tanneurs. « On ne s’est jamais trop soucié de leur qualité. Ce qui comptait, c’était le prix de la carcasse », résume Franck Terrieux, éleveur en Corrèze et président du Comité interprofessionnel du veau sous la mère (Civo).

Patrice Mery, Eleveur à Saint Mesmin
Patrice Méry, éleveur à Saint-Mesmin

Des peaux tracées de la ferme à la tannerie

Avec le programme FECNA (Filière d’excellence cuir en Nouvelle-Aquitaine), la donne change. En associant éleveurs, organisations de producteurs, abattoirs, tanneurs et marques de luxe, avec le soutien de la Région et des départements, cette démarche collective a pour but de valoriser les peaux haut-de-gamme issues du veau sous la mère, dont le berceau reste la Corrèze, mais aussi la Dordogne, la Haute-Vienne et la Creuse.

En trois ans, près de 15 000 peaux FECNA ont été livrées aux industriels, et l’objectif est de doubler le nombre d’éleveurs impliqués pour atteindre 10 000 peaux par an. Depuis fin 2023, le système de traçabilité individuelle est en place, mais des difficultés techniques chez certains abatteurs et tanneurs ont retardé la remontée d’informations et la juste rémunération des éleveurs.

Peau de veau tannée

Une demande venue du luxe

Le projet FECNA est né de la rencontre de deux démarches collectives distinctes, l’une en Dordogne, l’autre en Corrèze, aujourd’hui réunies sous le pilotage du CIVO et du cluster ResoCUIR.

Tout commence à la fin des années 2010, en Dordogne. L’entreprise Sellerie CWD, la Tannerie de Chamont et Hermès Nontron s’associent avec 24 éleveurs de veaux et de bovins, l’abattoir de Thiviers, et avec le soutien du Département et de la Région, pour mener une expérimentation autour de l’amélioration des conditions d’élevage : suppression des barbelés, lutte contre les parasites, incitation à la vaccination… Chaque geste est encouragé et valorisé par une prime versée à l’éleveur, une première à cette échelle. « Nous avons démontré que ces bonnes pratiques et une juste rémunération permettaient d’améliorer très nettement la qualité des peaux », se souvient Marek Sus, alors à la direction du développement chez Hermès et aujourd’hui à la tête de la division Tannerie du groupe LimGroup.

En Corrèze, le Groupe de défense sanitaire (GDS) engage de son côté les éleveurs à mieux maîtriser les problématiques liées aux parasites (poux, teigne…), dont les marques sont indélébiles une fois la peau tannée. La Tannerie Haas, propriété du groupe Chanel, soutient déjà les deux initiatives. «  Il faut comprendre que nous sommes à saturation de belles peaux produites en France et qu’il nous en faut toujours plus. C’est pourquoi il est essentiel de travailler avec les éleveurs sur la qualité de la race, de l’alimentation, des soins et des conditions d’élevage », explique Marie-Anne Lefebvre, responsable de la filière amont chez Haas, une maison familiale alsacienne dont le Sud-Ouest est le principal bassin d’approvisionnement en veaux Label.

Marek SUS, Président de la tannerie de Chamont
Marek Sus, président de la tannerie de Chamont

Des éleveurs mieux rémunérés pour des peaux de qualité

Les premiers traitements antiparasitaires sont alors financés pour les éleveurs de Corrèze. Puis, en 2020, le projet FECNA est officiellement lancé avec une ambition forte : convaincre 700 éleveurs de Corrèze, Haute-Vienne, Creuse, Dordogne et Lot de s’inscrire dans cette montée en qualité. Les manufactures partenaires s’engagent à verser une prime à la qualité : 38,50 € pour chaque peau classée en cible 1. La Région Nouvelle-Aquitaine accompagne l’opération à hauteur de plus de 700 000 €, et les départements sont invités à soutenir l’effort sanitaire, notamment en finançant les produits antiparasitaires les deux premières années.

Sept abattoirs — publics, privés, indépendants ou adossés à un groupe (Lubersac, Bessines, Ussel, Argentat, Thiviers, Brive et Saint-Céré) — participent désormais à l’opération, eux qui détenaient jusque-là le monopole du commerce des peaux. « C’est un travail supplémentaire, une organisation spécifique et une formation pour notre personnel, mais nous tenons à participer à cette valorisation de la filière Limousine et à contribuer à la reconquête industrielle », assure Régis Ferrand, directeur de l’abattoir indépendant Somafer à Bessines (10 000 tonnes annuelles, 160 salariés), où le veau Label Limousin représente 8 % de l’activité. L’abattoir traite aujourd’hui environ 60 peaux FECNA par semaine.

Difficile de connaître les chiffres précis dans un secteur où la discrétion est la règle. On estime toutefois que l’industrie française du luxe couvre 90 % de ses besoins en peaux en Europe (Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas), et aux deux tiers en France. Environ une peau sur deux serait donc encore importée par les maisons de luxe.

Franck Terrieux, Eleveur à Queyssac les Vignes
Franck Terrieux, éleveur à Queyssac-les-Vignes

Une qualité en hausse

Le programme FECNA prend de l’ampleur. Longtemps freiné par la mise en place difficile d’une traçabilité opérationnelle des peaux, il commence à produire ses effets. « En fin d’année 2024, nous avons atteint 80 % de taux de traçabilité individuelle et nous comptons bien poursuivre sur cette dynamique en 2025 », se félicite Jacotte Libeau, cheffe du projet chez ResoCUIR.

À ce jour, 310 éleveurs se sont engagés dans la démarche, soit la moitié des effectifs visés, pour environ 12 000 peaux livrées. Les manufactures partenaires ont déjà mobilisé 130 000 euros sur la première année de plein régime. Et les résultats suivent : la qualité progresse. Aujourd’hui, 20 % des peaux atteignent la cible 1, soit deux fois plus qu’il y a deux ans. « Une peau FECNA génère en moyenne 30 % de valeur ajoutée supplémentaire par rapport à une peau de veau classique non labellisée et non tracée », souligne Régis Ferrand. Mais la filière peut encore mieux faire. « Il reste des marges de progression sur les conditions d’élevage : supprimer les clous et les barbelés, mieux gérer les courants d’air et l’humidité pour éloigner les insectes porteurs de piqûres », pointe Pascale Gauthier, technicienne chez Elvea Périgord Agenais, qui accompagne les éleveurs sur le terrain. Des études sont également en projet sur la gestion des poux dans les étables, car la qualité de la peau, comme celle de la viande, dépend étroitement du confort de l’animal.

Pour autant, la filière bute sur un problème structurel : le nombre d’éleveurs diminue. Le métier est exigeant, quotidien et les revenus ne suivent pas toujours. Le veau sous la mère, nourri principalement au lait de sa mère qu’il tète deux fois par jour, se vend entre 10 et 12 euros le kilo de carcasse à cinq mois et demi, soit environ 170 kilos. Pour comparaison, un broutard de dix mois (avec quelques kilos supplémentaires) partira à 2 500 euros pièce pour l’Italie, plus simple et mieux payé. Les revenus des éleveurs, souvent modestes, dépendent encore pour 10 à 15 % des aides de la PAC. Surtout quand ils doivent financer l’acquisition de foncier ou moderniser leur outil. 

Personnes étudiant une exploitation agricole
Patrice Méry, éléveur, et Mme Pascale Gauthier, technicienne chez Elvea Périgord-Agenais

Vers une valorisation globale de la filière

Dans ce contexte, certains estiment que la seule valorisation de la peau ne suffira pas à enrayer l’érosion des effectifs. « Il faudrait aussi revaloriser le prix de la viande produite sous cahier des charges FECNA. Si les conditions d’élevage et les traitements parasitaires profitent à la qualité des peaux, ils devraient aussi bénéficier à la viande. Il serait temps de l’étudier objectivement  », estime Françoise Nicolas, directrice générale du Centre Technique du Cuir (CTC). Un sujet sensible dans la profession. « Sur les prix de la viande, c’est un peu l’omerta », confie-t-elle.

Marek Sus, artisan du projet FECNA, abonde. « Il y a un déséquilibre structurel au détriment de l’éleveur. La profession a besoin de mesures nationales pour corriger ça », juge-t-il. Ce n’est pas le point de vue des abattoirs. « Aujourd’hui, la peau d’un veau sous la mère ne représente que 6  % de la valeur ajoutée globale contre 94 % pour la viande », rappelle Laurent Duray, industriel du cuir et président de LimGroup et de ResoCUIR. Artisan des premières expérimentations à Nontron et Thiviers, il plaide lui aussi pour une meilleure rétribution des éleveurs du label rouge, mais par d’autres leviers. « Nous devons imaginer de nouvelles façons de négocier avec les grands abatteurs, qui jouent un rôle clé face à la grande distribution », estime-t-il.

D’autres pistes émergent, notamment autour de la responsabilité environnementale et territoriale. Les petits troupeaux de 35 à 40 vaches, qui pâturent dans des prairies, entretiennent des puits de carbone enviés par les villes. Le bien-être animal, devenu un impératif sociétal, est également mieux garanti qu’en élevage intensif. « Nous travaillons avec des industriels du luxe sur une meilleure valorisation de la filière car elles ont une forte pression sur la RSE et doivent prouver qu’elles ménagent l’environnement et l’animal », souligne Régis Ferrand.

Si l’équation économique venait à s’équilibrer à plus grande échelle, d’autres territoires pourraient rejoindre le dispositif. Demain, les éleveurs du Pays basque et du Lauragais pourraient bien, eux aussi, entrer dans l’aventure FECNA.